« Or les apostrophes se changeaient en larmes… »

« Or les apostrophes se changeaient en larmes… »

Photo © Ernesto Timor - Requin chagrin
Août 2019, Creuse. Les dents de l’amer.

J’essayai de corriger mon message, or les apostrophes se changeaient en larmes avant même que je les aie composées, les deux points en yeux, les O en bouches, les petits traits en nez. Une épidémie de sourires hébétés et de grimaces dignes d’une chiffe molle.
J’effaçai tout. Les émoticônes crevaient l’une après l’autre avec les restes verbaux de ma pathétique déclaration d’amour. Je réécrivis « Cher Wen », les deux points et la parenthèse. Aussitôt une frimousse triste dévora ces derniers. Merde. Je me contentai d’écrire « J’ai un aveu à te faire : j’ai baisé pendant trois mois avec ton crétin de frère ».
Mais une frimousse qui tire la langue avait déjà surgi entre « faire » et « ai ».

Je fermai le portable dans un élan de fureur. Un clic plus désespéré que de coutume retentit : de fait, quand je le rouvris, je constatai que deux touches, le Q et le K, étaient décédées.
Leurs dépouilles en plastique gisaient, non plus encastrées, sur le clavier. Je soulevai le Q. Au-dessous, tel un testament qui m’était destiné, se trouvait un petit hublot. À l’intérieur du hublot, un minuscule volcan en caoutchouc. Je le soulevai à l’aide de l’ongle. Le hublot resta nu, un disque en acier au milieu.
Je pressai, curieuse de savoir s’il marchait comme le Q qui était dessus.
Oui.
En réalité, les caractères sympathiques ne sont que des masques inutiles pour les gens qui n’ont pas envie d’avoir affaire aux hublots.
Je soulevai aussi le K. Les autres touches, en revanche, étaient plus difficiles à extirper : j’utilisai les ongles et un marteau, par exemple avec la touche « effacer », qui refusait de s’en aller et que je dus marteler trois fois.
Les martyrs les plus enthousiastes furent l’équipe de F numérotés de la première ligne. Un seul coup d’écran suffit jusqu’au sixième ; je m’aidai de l’ongle pour le septième, que Faillite8 et Faillite9 suivirent plus honorablement dans la tombe.
Ma plus grande conquête fut toutefois le cadenas tyrannique, le blocage des touches, pareil au médicament magique qui transforme en géante Alice au pays des merveilles. C’est la touche la plus démocratique, rien à voir avec MAJ qui n’agrandit qu’une seule lettre.
Bon, du balai elle aussi, et qu’elle repose en paix !
J’écrivis PAIX puis sacrifiai les quatre lettres.
Au bout d’une heure, le clavier était enfin une nécropole de caractères. Plus de flèches affolées ni d’astérisques bravaches, plus d’ingrédients alphabétiques pour former des mots qui formaient de toute façon des émoticônes.
Avec le sentiment du devoir accompli, je fermai l’ordinateur et éteignis mon téléphone portable.

Viola Di Grado, 70 % acrylique 30 % laine (Seuil, 2012).

Afficher/masquer le bavardage...
Tags communs au passage ci-contre et à cette vision sur un chemin serpentant vers Mille-Vaches : folie, douleur, beauté, animal, farce.

Ah mais c’est vrai que je n’utilise plus les tags, On a deux vies opère des rapprochements texte-photo dénués de toute Intelligence Artificielle, garantis 0 % algorithme. Toutes nos étrangetés sont cueillies à la main.

Allez en paix, prenez garde à vous (et soyez curieux des livres curieux)…