
« … dresser une liste des graminées ne s’impose pas, ce n’est pas par là que nous établirons une passerelle, les noms n’aident pas, ils s’oublient trop vite, je n’en ai pas vraiment besoin pour ce que je veux exprimer, je disais que j’ai traversé plusieurs des fleuves d’ici et que j’ai parcouru la rive opposée, souvent seul, souvent en automne, sous la pluie, n’attendant, à vrai dire, pas grand-chose, n’attendant rien, cherchant parfois à rassembler des souvenirs qui ne m’appartenaient pas, la plupart du temps rêvassant, et que, parcourant cette rive paisible, je n’ai pas trouvé le chemin des troupeaux et des campements, ici ce chemin mongol perd son sens, son sel, dans les herbes d’ici mes sources se brouillent, or voilà que si l’on réfléchit à ce brouillard on doit convenir qu’il est également dû à l’âge, il y a un quart de siècle quand je suis arrivé ici les sources étaient plus nettes, elles devaient être plus nettes, en un quart de siècle l’enfance s’est détachée de ses couleurs, il n’en reste qu’un tissu élimé sur lequel je me suis mis à peindre des mots qui mentent, qui au moindre regard un tant soit peu sévère se dégradent, déteignent, c’est surtout cette enfance qui est orpheline aujourd’hui de ses sources et de son sel, nulle part aujourd’hui je ne pourrais goûter une nouvelle fois les odeurs des sources, la force du sel, j’ai vieilli, je ne suis plus en condition pour dire, c’est cela sans doute, ici ou ailleurs avec les ans j’ai gaspillé quelque chose qui ne se rattrapera pas, depuis ici ou depuis ailleurs je ne saurai plus retrouver le chemin mongol, je ne pourrai m’exiler que dans le mensonge, c’est peut-être cela la leçon, au lieu de divaguer pompeusement sur l’ici et sur l’ailleurs il vaudrait mieux une fois pour toutes reconnaître que les noms n’accèdent au stade de l’existence réelle que lors d’une brève période de l’enfance, et qu’ensuite ils s’effacent dans le néant adulte, et avouer une fois pour toutes que je sais très mal les noms, ceux d’ici, particulièrement, c’est cela, que j’ai mal appris les noms, que je les ai désappris très vite, et que les yourtes de feutre n’existent pas, c’est certainement cela, oui, que les yourtes n’existent pas, avec ou sans feutre, n’existent plus ou n’existent pas. »
(Antoine Volodine, final d’Une recette pour ne pas vieillir.
[Edit août 2009] : d’autres photos de cette série composent une séquence à venir à la rubrique Petites histoires pour ne pas dormir (Short lullabies).
