
Photo en marge de mon projet photographique de saison pour le théâtre de Chevilly-Larue, Oh, l’écarlate ! Il s’agit d’une refusée (par moi-même, pour au moins 15 étages de bonnes raisons) mais là, aujourd’hui, allez savoir pourquoi je trouve qu’elle claque, vertigineuse comme une cause depuis longtemps perdue…
« Bon, eh bien, voilà, nous restons là, à fumer des cigarettes. Il y a des soirs où nous ne parlons pas. Chacun regarde au loin et réfléchit à des problèmes qui n’appartiennent qu’à lui. L’horizon est particulièrement beau au printemps, quand les champs commencent à verdir et que le ciel prend une teinte bleu sombre. Dans l’air les oiseaux s’amusent, font des cercles, pas très loin monte la fumée de l’usine biochimique, d’en bas arrivent des cris d’enfants.
Le printemps dernier, alors que nous étions ainsi accoudés au balcon, à fumer sans rien dire, Stepan a fait irruption avec une bouteille de cognac bon marché. Il avait couru, il avait du mal à reprendre son souffle. Au combinat de viande on avait fêté je ne sais quel anniversaire, et Stepan était éméché.
— Vous savez quoi ? a-t-il dit avec enthousiasme. On va boire. À notre santé ! A la santé des voisins ! Déjà, rien que le mot est joli. Voisins. J’aime mes voisins. Et même si j’ai parfois envie d’en tuer un ou deux, je les aime ! Je les aime tous !
Nous ne savions pas trop comment réagir. C’était la première fois que nous voyions Stepan dans un tel état. Il s’était mis à remplir nos verres. Il a poursuivi :
— Brusquement, j’ai compris : le monde est constitué de voisins. Tu es mon voisin à moi, je suis ton voisin à toi. Regardez, là-bas, la rue voisine, l’immeuble voisin. Et là-bas, la ville voisine. Nos voisins, c’est les Ukrainiens, et les voisins des Ukrainiens, c’est les Polonais… L’Europe est la voisine de l’Asie. La Terre, c’est la voisine de… comment, déjà… de Vénus. Vous comprenez ? Nous sommes toujours les voisins de quelqu’un ! Sans voisins, rien ne marche. Vous êtes mes voisins à moi, et je vous aime !
Ces paroles de Stepan, génialement simples, et plus encore le sentiment qui les accompagnait, nous ont profondément émus. Nous avons bu par petites gorgées. Nous savourions l’impression de bien-être qui nous envahissait l’âme. Des larmes étaient même apparues dans les yeux de Lena et de Ivan Vassilievitch. »(Alexandre Ikonnikov, trad. Antoine Volodine, Dernières nouvelles du bourbier.)
