Travaux personnels, galeries d'art et d'essai

Mon œil a-t-il à voir ?

Photo © Ernesto Timor
shot: sept 14 | printed: today | creuse (center of france) | things unseen

 

 

Même si une forme de doute endémique a dicté le choix de cette image au carbone et ce titre tiré par les cheveux, je vais être positif et bavard. Aujourd’hui j’ai visité la grande exposition des « premiers déclics » de Marc Riboud. A Lyon, sorte de jolie ironie vu qu’il écrivait lui-même : « Mais pour courir le monde il fallait d’abord quitter Lyon. »

Les images du voyage vers l’Orient des années 50, ou celles moins connues ramenées d’Alaska, tout cela est simplement parfait. Le monde s’y compose comme on n’ose plus le rêver. Il y a, comme toujours dans les expos de maintenant, des pensées de l’artiste écrites en grand corps sur les murs, mais là aussi c’est modeste et juste. Décidément l’humanisme vieillit mieux que l’art contemporain. J’ai été rechercher le texte original de cette citation-ci, plus développée — je peux me permettre, rapport au petit corps qui prévaut ici.

Aux fenêtres des chemins de fer de notre enfance une plaque en plusieurs langues nous prévenait : « Il est dangereux de se pencher au-dehors. E pericoloso sporgersi. » Un de mes amis en avait dévissé une pour la fixer au-dessus de son lit. Depuis longtemps je pense que pour nous photographes, notre devise devrait être le contraire. En effet : « Il est recommandé de se pencher au-dehors. » Il nous faut sortir, marcher dehors, regarder la vie devant soi, et laisser les comptes et les petits papiers derrière. Qui n’a éprouvé ce moment de grâce, d’euphorie où la passion de regarder, de découvrir, de cadrer exerce une pression si forte qu’elle nous fait basculer, chavirer dans un autre monde ? Ce point de déséquilibre, où l’on est poussé hors de soi, précipité à l’extérieur, est un moment de grande jouissance, le visage fouetté par le vent, les yeux submergés par le déferlement des images.

(Marc Riboud, préface de son Photophoche.)